Interview

Christophe Brissonneau : «De Gaulle a choisi le modèle sportif de la RDA»

Le sociologue Christophe Brissonneau explique comment les athlètes français sont toujours soumis à une organisation étatisée initiée pendant la guerre froide. Avec pour conséquence une surmédicalisation qui peut conduire au dopage.
par Pierre Carrey et Gilles Dhers
publié le 30 janvier 2018 à 19h46

De Gaulle, Ulbricht, même combat ! Quel rapport entre un héros français et celui qui dirigea l'Allemagne de l'Est de 1960 à 1973 ? L'idée que la grandeur d'un pays passe aussi par ses résultats dans les stades ou les piscines. On connaît l'histoire sulfureuse du sport made in RDA : l'obsession pour la performance, la sélection poussée à son paroxysme, l'entraînement quasi militaire, les Wundermädchen des bassins ou des pistes d'athlétisme qui écœuraient la concurrence. On savait le pourquoi (exister sur la scène internationale). On aura confirmation du comment après la chute du Mur : dopage d'Etat.

Or ce modèle est-allemand a largement inspiré la France, assure le sociologue à l’université Paris-Descartes Christophe Brissonneau. Dans son nouveau livre (1), il soutient la thèse que le fameux système français d’organisation du sport était un décalque de la RDA. Jusqu’à la généralisation du dopage ? Subjectivement, oui. Si personne n’a jamais obligé les athlètes hexagonaux à se charger, tous, en raison même de la structure du sport français, ont été amenés un jour à se poser la question : se doper ou pas ? Dans l’indifférence coupable des pouvoirs publics, qui ne pouvaient pas ne pas savoir.

A quand remonte la médicalisation du sport en France ?

La première bascule, c’est 1958. De Gaulle, avec son haut commissaire à la Jeunesse et aux Sports, Maurice Herzog, décide de mettre en place une politique publique du sport, ce qui à l’époque n’existe pas, ou peu, à l’étranger, hormis dans les pays d’Europe de l’Est. Il a le choix entre deux modèles dominants : les structures ouvertes, comme aux Etats-Unis, qui s’appuient sur les universités, et les structures fermées, comme en Allemagne de l’Est. Clairement, De Gaulle et Herzog ont choisi le modèle de la RDA. Ils mettent en place un système de détection des talents par des conseillers techniques départementaux ou régionaux, les directeurs techniques nationaux et les brevets d’Etat d’entraîneurs qui n’existent pas à l’étranger.

Pourquoi étatiser le sport ?

Nous sommes dans un contexte de guerre froide. De Gaulle veut que la France existe entre les deux blocs, tant sur le plan politique, économique, énergétique que sportif. Pour le Général, le sport est trop important pour être laissé au secteur sportif et associatif - les fédérations. C'est la version sportive de «la guerre est trop grave pour être confiée aux militaires» de Clemenceau.

Et donc, le mouvement sportif se met à recruter des médecins ?

Les JO de Mexico et de Grenoble marquent un tournant en 1968 parce qu'ils se déroulent en altitude. Se pose alors la question de la récupération en hypoxie [quand l'oxygène est plus rare, ndlr]. Dans la seconde moitié des années 70, le modèle de médecine du sport évolue. On passe d'une médecine de traumatologie, censée soigner, à une médecine de préparation, qui doit améliorer le rendement du sportif. C'est l'époque où est créé l'Insep [aujourd'hui Institut national du sport, de l'expertise et de la performance], dont l'ambition est de «produire» des sportifs de très haut niveau de manière scientifique. La place du médecin dans la préparation de la performance devient centrale.

Ce qui fait courir un risque de dopage ?

L'Etat est officiellement contre le dopage, mais mes travaux montrent que ce même Etat a mis en place un système sportif qui prend en compte la maxime olympique du dépassement «citius, altius, fortius» [«plus haut, plus vite, plus fort»] et qui conduit tout sportif à se poser un jour la question de recourir ou non au dopage. Je ne dis pas que tous les athlètes sont dopés, loin de là, mais que tous sont confrontés un jour à la question du dopage.

Le dopage en France s’explique-t-il par l’hyper-présence des médecins dans le sport ?

Quand on dit que les dopés ont une longueur d’avance, c’est normal : les médecins sont maintenant constamment à leur contact. Mais la proximité pose question. Un sportif m’a confié qu’à l’occasion d’une discussion avec un spécialiste du sang sur les effets bénéfiques de l’EPO pendant un colloque antidopage, il s’est posé la question suivante : «Pourquoi faire des stages coûteux d’oxygénation en altitude à Font-Romeu alors que je peux prendre de l’EPO, moins chère et plus efficace ?»

Entre 1997 et 2002, la lutte antidopage, qui s’est intensifiée sous l’action de Marie-George Buffet, alors ministre des Sports, a-t-elle changé cette culture médicalisée du sport ?

C’est ambivalent. La «reprise» en main par l’Etat de la fin des années 90 est une réaction à l’effet d’emballement du système : on était allé trop loin. Trop de scandales médiatiques (de Ben Johnson aux Jeux de Séoul en 1988 à l’affaire Festina du Tour de France 1998), une culture junkie qui s’installe en cyclisme et dans certains sports, dans une moindre mesure, l’apparition de nouveaux produits, comme l’EPO… Ces excès incitent certains sponsors - la Française des jeux, AG2R dans le cyclisme -, ainsi que les pouvoirs publics, à s’attaquer au dopage. Marie-George Buffet crée en 1999 une instance régulatrice, le Conseil de prévention et de lutte contre le dopage, qui deviendra l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) en 2006.

Pourquoi la politique de traque du dopage est-elle selon vous «ambivalente» ?

Elle produit certes des changements culturels manifestes : plusieurs athlètes disent leur sentiment de honte, la logique de la pureté remplace celle de la performance. Or non seulement la lutte antidopage néglige le milieu amateur - on a l’impression qu’il faut surtout «sauver le soldat Tour de France» - et ne modifie pas le modèle du sport, mais elle renforce la présence des médecins dans le milieu. Parfois, cette proximité étonne : j’ai ainsi croisé un oncologue dans un congrès antidopage, quelqu’un qui a priori n’a aucune raison de s’intéresser au sport. Ce spécialiste des hormones avait pourtant bénéficié de fonds de l’antidopage pendant trois ans pour financer ses travaux. Il me disait que le sport lui avait permis d’en apprendre davantage que quinze ans de médecine !

D’où vient cette fascination des médecins pour les sportifs de haut niveau ?

Je pense que les premiers, habitués à travailler sur des situations limites, trouvent d’excellents objets d’études sur les seconds, dotés d’un physique et d’un mental hors normes. C’est pour les mêmes raisons que les chercheurs militaires s’intéressent aux sportifs de haut niveau…

Le sport est un terrain de jeu pour l’armée ?

Depuis le XIXe siècle, l'armée cherche à améliorer les performances physiques de ses soldats, et en particulier leur résistance à la fatigue. La défense se dote de centres d'expérimentations très comparables à ceux du sport, tel l'Institut de recherche biomédicale des armées de Brétigny-sur-Orge, dans l'Essonne. Un ancien responsable, Charles-Yannick Guezennec, m'a indiqué : «L'armée me demandait de fabriquer un super-soldat, qui peut sauter en parachute puis marcher 40 kilomètres avec un sac de 40 kilos, par 40°C, pendant sept jours sans dormir, en Afghanistan.»

Comment l’armée est-elle en contact avec le monde du sport ?

Elle a pu recueillir des données, notamment grâce au bataillon de Joinville, qui formait des sportifs de haut niveau pendant leur service militaire. Certains médecins chercheurs militaires exportent et importent de la connaissance scientifique entre le monde sportif et le monde militaire. C'est le cas de Xavier Bigard, professeur honoraire à l'hôpital des armées du Val-de-Grâce, actuel président de la Société française de médecine de l'exercice et du sport, qui tient également le rôle de conseiller scientifique de l'AFLD. Celui-ci coécrivait en 2012 dans un article d'une revue en sciences sociales liée à l'armée : «Dans le contexte de déploiement sur des théâtres d'opérations de haute dangerosité […], l'automédication et l'utilisation de substances dopantes ayant pour but d'améliorer les performances physiques, en particulier musculaires, mentales, ou de maintenir l'éveil et un état de parfaite vigilance, permettent, si le dopage est adapté, de rendre le militaire plus efficace à son poste de combat.»

Avec la présence de l’armée et celle des médecins dans l’organisation du sport, peut-on parler de dopage d’Etat en France ?

Non, pas tel qu’il s’est passé dans les pays d’Europe de l’Est. Dans mes travaux, je n’ai pas constaté d’obligations de dopage. En revanche, j’ai découvert l’existence de quelques microstructures de dopage. Un haut responsable au ministère des Sports dans les années 80-90 avait établi un rapport sur une structure à Bordeaux où la frontière entre médecine et dopage était très ténue. Des sportifs de toutes les disciplines la fréquentaient.

Comment s’est terminée cette affaire ?

Ce fonctionnaire a dû enterrer son document pour ne pas compromettre sa carrière professionnelle.

C’est quand même une forme de complicité passive de l’Etat ?

Je ne dirais pas cela. La France, qui cultive les valeurs de l'olympisme, a toujours fait le grand écart entre la volonté d'avoir des médailles et son désir de pureté. La situation est paradoxale. Mes travaux auprès des sportifs dopés depuis vingt ans montrent que l'Etat est réellement contre le dopage mais que le système sportif mis en place confronte, à un moment, nos champions à la question du dopage. Dans un processus de médicalisation croissante initié par l'Etat, certains se contentent des produits légaux, d'autres utilisent aussi des produits illégaux. Le nouveau modèle pour le haut niveau promis pour briller lors des Jeux de Paris 2024 va-t-il changer cette logique ? Pour cela, il faudrait modifier la devise du mouvement olympique, «citius, altius, fortius», par une autre expression latine, «sanitas» : la santé.

(1) Doping in Elite Sports, Voices of French Sportspeople and Their Doctors, 1950-2010, éditions Routledge, 2018 (en anglais, non traduit), coécrit avec Jeffrey Montez de Oca, sociologue à l'université de Colorado Springs.

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